Le mystère de la cuillère à café perdue
Il y a des histoires dans le monde qui nous tiennent en haleine et qui font, dans notre cas, la beauté de la science. Nos plus grands écrivains de romans policiers pourraient s’inspirer de cette étude australienne qui a porté une attention toute particulière aux disparitions inexpliquées des petites cuillères dans un institut de recherche. L’article, publié en 2005 dans la revue médicale BMJ (British Medical Journal), est intitulé « Le cas des disparitions des cuillères à café : étude de déplacement de groupe de cuillères à café le long d’un gradient longitudinal dans un institut de recherche australien » (« The case of the disappearing teaspoons : longitudinal cohort study of the displacement of teaspoons in an Australien research institute », oui les anglophones parlent de cuillère à thé eux, un tradition britannique certainement…).
L’observation des auteur.e.s de l’article est simple et universelle, les cuillères mises à disposition dans les salles communes disparaissent bien qu’elles soient régulièrement remplacées par la direction. Ce petit désagrément du quotidien peut parfois vous mettre en rogne pendant votre pause-café. Pourtant, les employés de l’institut de recherche médical et de santé publique Macfarlane doivent comme beaucoup d’entre nous faire la morale aux autres sur l’importance du rangement, de remettre les choses à leur place, de faire attention aux communs, et pourtant, des cuillères disparaissent tous les jours… . Les auteur.e.s eux-mêmes employé.e.s dudit institut ont alors réalisé une étude à ce sujet.
Les chercheur.se.s ont voulu savoir tout simplement où finissaient toutes ces petites cuillères. L’étude a donc eu lieu dans leur institut qui emploie près de 140 personnes. Il comporte 8 « salles café » dont 4 plutôt rattachée à des unités de l’institut, fréquentées très majoritairement par le personnel associé et 4 communes, fréquentées par tous dont une comporte également une cuisine.
En secret, sans rien dire à leurs collègues, les auteur.e.s de l’article ont monté une étude pilote entre février et juin 2004 afin d’affiner leur méthode, ce sujet n’ayant « étonnamment » jamais été traité auparavant par les chercheur.se.s… . Puis l’étude principale a eu lieu. 54 cuillères en acier inoxydable ont été achetées ainsi que 16 de qualité supérieures (soit 70 cuillères au total). Elles ont été préalablement numérotées puis réparties dans les 8 salles café dont une plus grande proportion dans les salles à forte fréquentation ou les disparitions sont plus nombreuses, comme l’a démontré l’étude pilote.
Pendant 2 mois, les cuillères à café ont été comptées toutes les semaines, puis 2 fois par mois pendant 3 mois supplémentaires. Les bureaux et autres surfaces visibles ont également été inspectés lors de ces comptages. Puis, à la fin de ces 5 mois, l’ensemble de l’institut s’est vu révéler l’étude et un bref questionnaire a été distribué afin d’être complété anonymement, sur l’attitude de chacun et le vol des cuillères.
Après 5 mois, 56 cuillères soit 80% ont disparu (Figure 1). Le temps de demie-vie soit le temps pour que 50% des cuillères aient disparu, a été de 81j. Si les cuillères de « haute qualité » ne montrent pas un taux de disparition plus important, les cuillères disparaissent plus vite dans les salles à forte fréquentation que dans les salles plus « confidentielles » (demi-vie de 42j contre 77j respectivement, Figure 1). Ces données ont permis de calculer un taux de disparition par 100 jour ouvrés, de 0.99 cuillère disparue par 100j ouvrés. Aux vues du nombre d’employé.e.s (140), cela revient à 2.58 cuillères disparues par personne pour 100j ouvrés. Pour maintenir un nombre de cuillère respectable (à savoir une pour 2 personnes), il faudrait racheter chaque année 252.4 cuillères.
De ces données, les auteur.e.s ont extrapolé à la ville de Melbourne (18 millions d’habitants), cela revient à perdre chaque année près de 18 millions de petites cuillères ! Mises bout à bout, cela représente 2700km de cuillères à café, soit l’équivalent de la côte maritime du Mozambique ! Une dernière comparaison, c’est l’équivalent de 360 t soit 4 baleines bleues adultes par an !
Tout cela parait bien contradictoire avec les réponses des employé.e.s au questionnaire : malgré le remplacement des cuillères chaque année, 73% s’estiment insatisfait du nombre de petites cuillères de l’institut. Rappelons qu’en 5 mois 80% disparaissent… Ce phénomène est bien connu des écologues et des économistes qui ont théorisé ce phénomène dans la théorie des biens communs (Hardin, 1968) : un individu surexploite un bien commun ce qui à l’échelle d’une population conduit à la rareté voire la disparition de la ressource. C’est ce qui se passe ici avec les cuillères, chacun s’approprie les cuillères qui disparaissent pour ne plus être disponible dans l’institut. C’est d’autant plus vrai que les disparitions sont plus rapides dans les salles très fréquentées, où chaque personne considère plus efficace de s’attribuer une cuillère plutôt que de la repartager après chaque usage, favorisant sont bon fonctionnement personnel au détriment de la communauté.
Les données peuvent aussi être interprétées sous le prisme du résistancialisme, une théorie prêtant aux objets inanimés une empathie naturelle envers les humains. Ce sont alors eux qui nous contrôlent et non l’inverse… Bien qu’il semble peu probable que les cuillères contrôlent les employé.e.s de l’institut, elles démontrent une certaine capacité à migrer et disparaitre sans que nous les contrôlions à en croire les réponses au questionnaire.
Le court article écrit par les auteur.e.s, sous un angle assez humoristique (voire cynique) au regard du sujet d’étude il faut le reconnaitre, apporte néanmoins des éléments sur nos contradictions. Le questionnaire souligne l’importance des petites cuillères pour les employé.e.s, associées à leurs pauses dans la journée. Leurs disparitions nous conduit à utiliser fourchettes, couteaux, pour touiller le sucre et le lait à l’heure de débriefer le weekend avec Jean-Luc de la compta, ce qui influence notre état d’esprit qui se détériore. De même cela induit une perte de temps pour chacun qui fouille alors les endroits les plus improbables pour trouver l’objet rare. L’étude conduit à estimer à 63€ par personne et par an le coût de remplacement des cuillères pour un problème qui semble pourtant simple à résoudre… Et les auteur.e.s concluent de manière ironique mais finalement avec peut-être un peu de sérieux, « le développement de contrôles efficaces contre la perte des petites cuillères devraient être une priorité nationale ». Force est de constater que dans notre quotidien, avec des gens que nous côtoyons tous les jours, nous sommes incapables d’avoir un comportement collectif digne, même pour un acte aussi anodin qu’une pause-café. Cela souligne peut-être de manière un peu hasardeuse je l’avoue la difficulté que nous avons à vivre ensemble à l’échelle d’un pays, à l’échelle du monde… Mais peut -être cette conclusion dépasse-t-elle le cadre de l’étude et n’implique que mon opinion 😉.
Références :
Hardin, G. (1968). Tragedy of commons. Science, 162(3859), 1243-. (WOS:A1968C243100008 AV.tp-00246).
Lim, M. S. C., Hellard, M. E., & Aitken, C. K. (2005). The case of the disappearing teaspoons : Longitudinal cohort study of the displacement of teaspoons in an Australian research institute. BMJ, 331(7531), 1498‑1500. https://doi.org/10.1136/bmj.331.7531.1498