Régénération du chêne en présence de compétiteurs (la molinie ou les chênes adultes)
Antoine Vernay1 (enseignant-chercheur) et les classes de 1ère Spécialité SVT du Lycée Pierre de La Ramée (Saint-Quentin) de Mme Vasseur-Menard2, Mme Otekpo2 et Mr Weichmann2 (la liste des élèves est mentionnée en fin d’article)
Institution : 1 Univ Lyon, Université Claude Bernard Lyon 1, CNRS, ENTPE, UMR 5023 LEHNA, F-69622, Villeurbanne, France
2 Lycée Pierre de La Ramée, 1 rue Jules Siegfried 02100 SAINT-QUENTIN
Résumé :
L’échec de régénération naturelle ou par plantation est un problème récurrent dans les chênaies à molinie où la compétition pour les ressources entre les deux espèces est particulièrement forte.
Un mode de gestion visant à contenir la molinie grâce à l’ombrage des arbres adultes est un moyen de réduire la compétition interspécifique. Cependant, si la compétition avec la molinie diminue, les jeunes chênes sont alors confrontés à une plus forte compétition avec les arbres adultes, notamment pour l’eau dans le sol. Il est donc nécessaire de doser la lumière par le couvert des arbres adultes, pour réduire la croissance de la molinie tout en veillant à ne pas induire une trop forte compétition pour l’eau entre les arbres adultes et les plants de chêne.
Les chercheurs et chercheuses ont donc évalué l’impact de la compétition par la molinie sur la régénération du chêne le long d’un gradient de lumière, induit par la création d’une trouée. L’objectif de l’étude est de déterminer un niveau d’ombrage suffisant pour diminuer la croissance de la molinie tout en permettant celle du chêne et en évitant d’induire un stress hydrique pour les jeunes plants. Ce compromis permettrait d’optimiser les chances de succès de la régénération par le dosage de la lumière.
Le succès de la régénération du chêne a été évalué par les scientifiques en déterminant, dans les différentes conditions expérimentales, de données de biomasse. Plus précisément, au cours des mois d’octobre en 2015 puis en 2016, les scientifiques ont récolté tous les plants de chêne vivants. Les feuilles, les tiges, les racines fines (< 2 mm de diamètre) et grosses racines (> 2mm de diamètre) ont ensuite été séparées, séchées puis pesées. Ces données de biomasse ont permis de caractériser la réponse aux facteurs étudiés.
Selon l’étude expérimentale des scientifiques, une gamme de lumière transmise comprise entre 35 à 45%, correspondant à une surface terrière de 8 à 10 m² par ha, semble permettre ce compromis.
Mots clés : Chêne ; compétition ; eau ; lumière ; Molinie
I. Introduction :
Les forêts de chênes à molinie bleue sont régulièrement le théâtre d’échecs de régénération naturelle ou par plantation. La régénération est influencée par :
– La qualité des récoltes de glands (taille, qualité de maturation et couleur)
– Le succès de leur germination (le développement d’un nouvel individu végétal),
– La prédation des jeunes chênes par différents herbivores ou encore la présence de divers pathogènes (agent nocif).
Dans ce contexte, les chances de survie des jeunes plants de chêne sont réduites par l’envahissement de la végétation herbacée qui consomme une très large partie des ressources pour en tirer profit dans le sous-bois (Picon-Cochard et al., 2006). Ainsi, de nombreux cas témoignent d’une compétition très forte entre les jeunes chênes et la molinie (Gaudio et al., 2011). En effet, la molinie dispose de nombreux avantages compétitifs par rapport à l’accès aux ressources du milieu grâce à ses racines denses et à sa croissance très rapide.
Ces propriétés lui permettent, dès qu’elle a assez de lumière, de s’étendre rapidement en utilisant une grande partie des ressources au détriment des autres espèces.
Le maintien d’un couvert avec des chênes adultes limitant la lumière disponible pourrait permettre de réduire la croissance de la molinie.
Cependant les arbres adultes, très consommateurs en eau, peuvent entrer en compétition avec les jeunes plants de chêne pour l’accès à l’eau du sol.
Les gestionnaires font face à un choix difficile : soit ouvrir le couvert arboré au risque de favoriser le développement de la molinie, soit limiter la lumière transmise dans le sous-bois pour diminuer la compétition pour l’eau et les nutriments, entre la molinie et les arbres adultes.
Les chercheur·se·s ont donc voulu connaître, en créant une trouée, quel est l’impact de la lumière sur la compétition pour l’eau entre la molinie et le jeune chêne. Plus précisément les chercheurs ont étudié, le long d’un gradient de lumière, la capacité de régénération du chêne en fonction de la lumière.
L’objectif de l’étude est de déterminer un niveau d’ombrage suffisant pour diminuer la croissance de la molinie tout en permettant celle du chêne et en évitant le manque d’eau pour les jeunes plants.
Ce compromis permettrait d’optimiser les chances de succès de la régénération par le dosage de la lumière.
II. Dispositif expérimental
1. Le site expérimental au cœur de la chênaie de Paray-le-Frésil (03, Allier)
L’objectif est d’étudier la réponse à court terme de la croissance du jeune chêne à la présence de la molinie le long d’un gradient de lumière transmise ou « transmittance ». La transmittance est la proportion du rayonnement parvenant en sous-bois par rapport au rayonnement incident au-dessus du couvert arboré.
Pour s’affranchir des aléas de glandées et de germination et pouvoir observer une réponse spécifique à l’interaction avec la molinie le long d’une évolution de la transmittance, les chercheur·se·s ont planté des chênes d’un an, issus de pépinière.
En pratique, une trouée de 2 800 m² a été ouverte dans la chênaie de Paray-le-Frésil (Figure 1), de façon à pouvoir installer un transect (un transect est une ligne virtuelle ou physique que l’on met en place pour étudier un phénomène, et le long de laquelle on étudiera la façon dont ce phénomène se produit), d’une soixantaine de mètres de long depuis le cœur de la trouée (ouverture totale du couvert) jusque sous le couvert arboré (Figure 1). La transmittance a été évaluée à l’aide de photographies hémisphériques : le gradient mesuré le long du transect s’échelonne de 17% à 80% de transmittance.
L’expérience a été réalisée deux fois, selon le même protocole, en 2015 et 2016. Le long de ce gradient, 60 plants de chêne sessile (Quercus petraea) ont été plantés en racines nues à l’automne 2014 puis à l’automne 2015 : ces plants d’un an avaient une hauteur de 20 cm en moyenne avec un diamètre au collet de 5 mm. Leur système racinaire consistait en un pivot et quelques radicelles. Ces plants ont été installés de façon à former 60 placeaux de 1 m² dont un sur deux a été désherbé à la main toutes les deux semaines (Figure 3A et 3B). Ce désherbage manuel a permis de limiter fortement la compétition aérienne des herbacées, sans toutefois éliminer complètement la compétition souterraine.
Les chercheurs et chercheuses ont choisi d’étudier le chêne sessile (Quercus petraea L.) car il est résistant à la sécheresse, et dans un contexte de changement climatique il pourrait présenter des avantages écophysiologiques.
Comme beaucoup de stations à molinie bleue, le milieu est caractérisé par des ennoyages récurrents à cause de la présence de nappes d’eau proche de la surface pendant de longues périodes, avec des rabattements de nappes rapides.
Ces mouvements de nappes induisent différents stress pour les arbres qui subissent des alternances d’ennoyage et de sécheresse notamment dans les horizons supérieurs du sol, qui sont une zone de prospection privilégiée pour les racines fines des jeunes plants de chêne et de la molinie.
2. Mesure et calcul du stress hydrique (pénurie d’eau)
Le stress hydrique a été déterminé grâce à des mesures de teneur en eau du sol à l’endroit où se trouve la majeure partie des racines à l’aide de onze sondes réflectométriques qui ont été positionnées à proximité des chênes et à des niveaux de transmittance différente.
III. Résultats et discussion :
1. Forte réponse des plants de chêne par rapport à la variation continue et monotone de la lumière
Quelle que soit la partie du chêne (feuilles, tiges, racines fines), la croissance en biomasse est très faible, en-deçà de 20 % de transmittance. En revanche, cette croissance augmente jusqu’à 40 % de transmittance environ avant d’atteindre un plateau pour les plus fortes valeurs de la transmittance. Ce qui confirme les résultats d’autres études (Ligot et al., 2013). Concernant les feuilles et les tiges, en 2016, la présence de la molinie n’impacte pas la production de biomasse du chêne (Figure 4B) alors qu’en 2015 la présence de la molinie a un faible impact (Figure 4A et Figure 6). Au cours des deux années d’expérimentation, la présence de la molinie n’a eu aucun effet statistique sur la croissance des racines fines des jeunes plants de chêne (Figure 5A et B).
D’après les résultats graphiques, la croissance mesurée en 2015 est plus élevée que celle de 2016. On voit que les chênes seuls (sans compétition) ont une production plus élevée de biomasse en 2015. En revanche, en 2016 la production de la biomasse foliaire et racinaire a beaucoup diminué. On peut voir que même si les chênes sont en compétition avec la molinie, la production en 2015 est toujours supérieure à celle de 2016. En effet, pour les chênes en compétition : la production de biomasse foliaire était de 6.8g en 2015 et de 3.2g en 2016, quand la biomasse racinaire était de 1g en 2015 et en 2016 la production racinaire était de 0.2g. La compétition exercée par la molinie est étonnamment très faible. Une explication possible à cette observation est que, si les placeaux (chênes seuls) ont été libérés des parties aériennes de la molinie, ses parties souterraines pouvaient encore être fonctionnelles et exercées une compétition sur les plants de chênes en 2015. La plus forte production de biomasse en 2015 qu’en 2016 s’expliquerait alors plutôt par une différence de développement du système racinaire de la molinie, plus faible en 2015 qu’en 2016 et impactant la disponibilité en eau.
2. Les arbres adultes et la molinie, responsables d’un fort stress hydrique
Tout d’abord, le stress hydrique est une situation critique qui surgit lorsque les ressources en eau disponibles sont inférieures à la demande en eau.
Les arbres adultes, du fait de leur grande taille, de l’importance de leur surface foliaire et de leur enracinement, prélèvent de grandes quantités d’eau dans le sol. Ils réduisent le niveau de transmittance, et donc limitent la croissance de la molinie mais ils peuvent aussi induire un stress hydrique fort pour les herbacées comme pour les jeunes plants de chêne. Pour évaluer son impact, les chercheur·se·s ont utilisé un indice de stress hydrique calculé à partir des mesures de teneur en eau du sol réalisées en parallèle des mesures de transmittance.
Les chercheurs ont observé un stress hydrique plus important sous la canopée des arbres adultes (très faible transmittance), aussi bien en 2015 qu’en 2016 (Figure 4 et Figure 5). Il en résulte que sur les 14 plants qui sont morts en 2015, 11 étaient situés sous la canopée des arbres adultes, dans la zone où le stress hydrique était le plus intense. En 2016, le stress hydrique était plus faible en durée et en intensité (Figure 7), les chercheur·se·s n’ont pas constaté de mortalité des jeunes plants de chêne.
Malgré ce stress hydrique moins prononcé en 2016, la production de biomasse du chêne a été plus faible qu’en 2015, notamment pour les valeurs de transmittance élevées. Ce constat surprenant peut s’expliquer par la répartition du stress hydrique le long du gradient de transmittance. En 2016, nous avons constaté de plus forts indices de stress hydrique qu’en 2015 pour des valeurs de transmittance élevées (au centre de la trouée, Figure 4, Figure 5 et Figure 7). Le fort stress hydrique pourrait donc être la cause d’une réduction sévère de production de biomasse des plants de chêne dans cette zone où le rayonnement n’est pas limitant.
3. La molinie, forte consommatrice d’eau
D’après les Figure 7A et B, la conclusion des chercheurs est que la molinie est responsable du stress hydrique au centre de la trouée. En effet, en 2016, la molinie a bénéficié d’une année supplémentaire de croissance sans ombre au cœur d’une trouée (zone dans laquelle des arbres sont abattus dans la forêt). La biomasse aérienne (la masse des feuilles, des tiges …) de la molinie augmente alors fortement le long du gradient de rayonnement (intensité lumineuse croissante,
Figure 8), ce qui implique un développement considérable de la surface d’échange effectué par les feuilles conduisant à une forte demande en nutriments et en eau. Il est donc fort probable qu’en 2016 la molinie ait induit un stress hydrique bien plus fort qu’en 2015 pour les chênes, malgré des conditions météo moins contraignantes. Les jeunes plants de chêne n’ont donc pas disposé des ressources hydriques suffisantes pour produire de nouvelles feuilles et/ ou racines. La disponibilité en eau et en nutriment est réduite par le développement massif de la molinie au centre de la trouée.
4. La compétition souterraine indirectement amplifiée par la lumière
L’étude des chercheur.se.s n’intègre pas les étapes de germination dont la réponse est moins influencée par la lumière et la compétition. Elle ne considère également qu’une seule saison de croissance chaque année. Cependant, elle a permis aux chercheurs de se focaliser sur la réponse précoce, au stade post-germination, des plants de chêne face à un gradient de lumière avec ou sans espèce qui entre en compétition pour les mêmes ressources. Ce stade est critique pour la survie des plants, durant lequel ils sont le plus vulnérables à la compétition.
La moins bonne croissance des plants de chênes en interaction avec la molinie résulte donc principalement de la compétition pour les ressources souterraines. Une forte transmittance a un effet négatif indirect sur la disponibilité de l’eau et de l’azote du sol pour les chênes en stimulant la captation des ressources souterraines par la molinie (Vernay et al., 2018).
Le stress hydrique est plus intense dans une zone comportant une végétation dense empêchant cette végétation de passer (pouvant induire la mort des plants) tandis qu’au centre de la trouée c’est le développement massif de la molinie qui diminue la disponibilité en eau et en nutriments (Figure 9).
IV. Conclusion : quel compromis entre disponibilité en eau et en lumière ?
D’après les résultats de l’étude, il semble nécessaire de protéger les jeunes plants de chêne du stress hydrique notamment en début de saison jusqu’au début de l’été, période critique pour la survie des plants. La gamme de transmittance s’échelonnant de 35% à 45% semble être le meilleur compromis pour permettre la croissance des jeunes chênes tout en limitant le stress hydrique induit par les arbres adultes ou la molinie (Figure 9). Cela correspond en chênaie à environ 8 à 10 m² de surface terrière (la surface terrière est un indice qui correspond, pour un arbre donné, en France, à la surface de la section d’un arbre mesurée à 1,30 mètre du sol. La surface terrière est une grandeur qui quantifie la concurrence entre les arbres d’un peuplement forestier), si l’on se réfère à la loi entre la surface terrière et la transmittance établie par Balandier et al (son équipe).
L’ouverture du couvert doit être synchronisée avec les différents stades de croissance du chêne dont la demande en lumière, en nutriment et en eau augmente au cours des différents stades mais elle doit aussi être guidée par la croissance de la molinie, comme le montre cette étude (compétition plus forte de la molinie en 2016 qu’en 2015).
Références :
Gaudio, N., Balandier, P., Dumas, Y., & Ginisty, C. (2011). Growth and morphology of three forest understorey species (Calluna vulgaris, Molinia caerulea and Pteridium aquilinum) according to light availability. Forest Ecology and Management, 261(3), 489‑498.
Ligot, G., Balandier, P., Fayolle, A., Lejeune, P., & Claessens, H. (2013). Height competition between Quercus petraea and Fagus sylvatica natural regeneration in mixed and uneven-aged stands. Forest Ecology and Management, 304, 391‑398. https://doi.org/10.1016/j.foreco.2013.05.050
Picon-Cochard, C., Coll, L., & Balandier, P. (2006). The role of below-ground competition during early stages of secondary succession: The case of 3-year-old Scots pine (Pinus sylvestris L.) seedlings in an abandoned grassland. Oecologia, 148(3), 373‑383.
Vernay, A., Malagoli, P., Fernandez, M., Perot, T., Améglio, T., & Balandier, P. (2018). Improved Deschampsia cespitosa growth by nitrogen fertilization jeopardizes Quercus petraea regeneration through intensification of competition. Basic and Applied Ecology, 31, 21‑32. https://doi.org/10.1016/j.baae.2018.06.002
Remerciements : Ces travaux ont été réalisés dans la cadre de la thèse d’Antoine Vernay financée par le Ministère de la Recherche avec l’aide financière du programme européen FEADER et du département de l’Allier (03). Les auteurs remercient André Marquier, Christophe Serre, Brigitte Saint-Joanis, Marc Vandame et Pascal Walser pour leur aide précieuse lors des mesures. Ils remercient également Mr Charrier, propriétaire, pour la mise à disposition de la parcelle forestière et la préparation du site expérimental (création de la trouée).
Ont participé au travail d’écriture de cet article, en collaboration avec Antoine VERNAY, chercheur en Ecologie Végétale (par ordre alphabétique) : Fatima AZAFAD, Antoine BETEMS, Manon CARDOT, Océane CHRETIEN, Clémence COLOT, Maïline DELAPORTE, Jade DUPUIS, Camille DUQUESNOY, Shera FALI, Djymy GOSSET, Orlane HERMANT, Seyedeh Andia HOSSEINI, Titouan LAPIERE, Lalie LASNE, Inès LEFEVRE, Anouk LEMARCHAND, Mathéo LEPAGE, Justine MELENCHON, Constance MIEL, Léane POLLET, Romane SABRAS, Noan SARRAZIN, Maxine TOSTAIN
Comment citer cet article : Antoine Vernay et les élèves de 1ère Spécialité SVT du lycée Pierre de La Ramée (Saint-Quentin (FR)), Régénération du chêne en présence de compétiteurs (la molinie ou les chênes adultes), Journal DECODER, (2022-05-12)