Traduire une oeuvre littéraire en jeu vidéo : L’Appel de Cthulhu (1928) et Sunless Sea (2015)

Traduire une oeuvre littéraire en jeu vidéo : L’Appel de Cthulhu (1928) et Sunless Sea (2015)

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Julien Bazile1 (chercheur) et la classe de 2nd Bac pro GATL du Lycée professionnel des métiers de la mode et des services (Angoulême) de Mme Urban2 (la liste des élèves est mentionnée en fin d’article)

Article original/Original article: Bazile, Julien. « Ludoformer Lovecraft : Sunless Sea comme mise en monde du mythe de Cthulhu ». Sciences du jeu, no 9 (28 mai 2018). https://doi.org/10.4000/sdj.996

Institution: 1Université de Lorraine, CREM, France ; Université de Sherbrooke, Canada
2Lycée professionnel des métiers de la mode et des services, 12 Rue Louise Lériget, 16000 Angoulême

©Julien Bazile, « Ludoformer Lovecraft : Sunless Sea comme mise en monde du mythe de Cthulhu », Sciences du jeu [En ligne], 9 | 2018, mis en ligne le 06 juin 2018, consulté le 23 janvier 2023. URL : http://journals.openedition.org.docelec.univ-lyon1.fr/sdj/996 ; DOI : https://doi-org.docelec.univ-lyon1.fr/10.4000/sdj.996

Résumé :

Au moyen d’une analyse de la conception de niveau et de la construction que le jeu Sunless Sea met en place, il s’agira de voir comment la proposition donnée par le jeu permet de redéployer la narration écrite par Lovecraft. Ce modèle de la formation du jeu en s’amusant souhaite donner de nouveau points de vue sur la ressemblance entre le texte littéraire et le jeu vidéo : le mythe de Cthulhu est comme une source qui fait apparaître des univers fonctionnels qui en sont issus.

Mots clés : Lovecraft, littérature, jeu vidéo, traduction, game design

I. Introduction

La quantité de travaux et de réflexions sur HP Lovecraft, par des écrivains connus comme par des universitaires, témoigne du rayonnement du romancier. La recherche ne se satisfait pas aujourd’hui d’étudier les livres de cet auteur. Qu’il s’agisse d’inspiration ou d’adaptation, on peut voir que l’univers de Cthulhu se transmet par le nombre et la différence des sujets qui s’en inspirent. Cette empreinte est perceptible par exemple dans le jeu Sunless Sea. On peut donc se demander quelles sont les caractéristiques du support vidéoludique assemblées pour s’adapter à l’expérience du jeu et donner à voir l’irreprésentable, tout en conservant la suggestion de ce qui est effrayant.

II. La ludoformation comme muse en monde ludique

L’utilisation dans le jeu du mythe de Cthulhu ne repose pas sur une intégration de l’œuvre littéraire de Lovecraft. Passer de l’œuvre littéraire à un jeu vidéo est perçu comme une action qui permet au joueur d’expérimenter d’un monde fantastique.  La « ludoformation » désigne ici le changement d’un support littéraire vers un support audio-visuel pour jouer. L’enjeu est de remarquer comment l’œuvre du jeu peut jeter un éclairage nouveau sur l’œuvre de l’écrivain. La ludoformation consiste en une expérience ludique, basée sur la mise en place d’un récit accompagné d’éléments géographiques qui respectent l’œuvre originale. La pratique du jeu est comprise comme un plan d’aventure (parcours-découpage en activités). Cela aide à comprendre le jeu de l’histoire de Cthulhu dans Sunless Sea. Il ne s’agit pas de prendre le fils d’évènements écrits dans le livre, mais de construire un système composé de différentes étapes ou cybertexte pour permettre au joueur d’évoluer au moyen d’alternatives précises. Cette démarche augmente l’esthétisme par rapport au roman.

       De ce point de vue, la légende de Cthulhu dans l’œuvre de Lovecraft est imaginée comme un cadre dans lequel se déroule plusieurs actions de ses romans ou nouvelles. Le jeu Sunless Sea sera abordé pour étudier la façon dont un récit peut s’afficher dans un jeu vidéo. Le « mythe de Cthulhu » fait allusion à une part de l’œuvre de Lovecraft. Il se rapporte à un univers fantastique, qui donne accès une série de personnages confrontés à des dieux aliens. Par la suite, le mythe est continué et conçu par des prolongateurs. Cet univers compose un monde fabuleux qui fournit aux auteurs qui l’utilisent un certain nombre de règles régulières à respecter. Le mythe de Cthulhu peut ressembler à une architecture et peut mettre en relation un collectif d’éléments de manière systématique. Ne pas connaître l’œuvre de Lovecraft ne gêne pas la compréhension du jeu. L’un des points forts du jeu est le fait que chaque joueur a un rôle important dans le jeu vidéo, comme le héros dans le récit lovecraftien.

       Les comportements du joueur peuvent être influencés par une reprise trop sérieuse de l’œuvre, ce qui gâche l’expérience libre du jeu. Il ne s’agit pas de produire une suite à l’auteur, mais de reconnaître Lovecraft dans un jeu, pour offrir des possibilités de jeu pour l’action du joueur et un ensemble de données qui satisferont les attentes de l’utilisateur.

       La création d’un jeu vidéo crée une ressemblance entre une source littéraire et sa mise en jeu, en ajoutant des règles formelles qui cadrent l’action du joueur. Ces règles s’insèrent dans un dispositif d’alternatives utilisées par les joueurs pour réagir avec le système de jeu. Avec des origines liées au jeu d’aventure Echo Bazaar, Sunless Sea offre la possibilité de s’intégrer à un univers victorien composé du gothique et du steampunk. Le héros-joueur devient le capitaine d’un navire qui explore la « Zee », une mer souterraine. La mission du joueur est de réaliser les objectifs fixés au début du premier niveau. Le jeu consiste à réaliser des quêtes en collectant des éléments, grâce au dialogue entre les personnages et à l’exploration de l’environnement.

       Dans une première partie, nous verrons comment certains jeux vidéos sont aptes à être saisis comme une continuité avec l’œuvre de Lovecraft, comme une adaptation. Sunless Sea propose au joueur une expérience originale qui lui offre la possibilité de d’expérimenter certaines séries d’évènements. Mettre en jeu le mythe de Cthulhu suppose de modifier le schéma narratif pour l’adapter à un environnement de jeu vidéo. Sunless Sea permet d’élaborer une histoire par le biais de l’hypertexte et du cybertexte, en la réglant sur les lois qui gèrent le monde.

III. Aux sources des jeux lovecraftiens : traductions formelles et traductions fonctionnelles

Parmi les œuvres qui s’inspirent de Lovecraft, beaucoup sont des jeux : jeux de cartes, de rôle sur table, de plateaux. On constate que dans cette liste le jeu numérique prend une place importante. De The Lurking Horror à The Call of Cthulhu, de nombreuses années sont passées et plusieurs créations ont un lien avec Lovecraft dont on remarque l’influence sur les jeux vidéos. Quels que soient les sites consultés, les résultats concernant Lovecraft varient. C’est pourquoi, l’idée d’assimiler un jeu vidéo à une œuvre originale expose le public à deux obstacles : premièrement, cela reviendrait à réutiliser des références et des caractéristiques d’une œuvre sans pour autant pour mettre en avant tout ce qui constitue l’histoire en elle-même dans un nouveau contenu. Ce ne serait donc pas fiable. Ainsi selon Harvey, adapter une œuvre consiste à la résumer et en prendre les caractéristiques les plus importantes : ce sont des choix de transformation d’une histoire, donc l’invention d’une nouvelle forme.

       Le second obstacle serait de mettre en valeur seulement quelques termes tout en prétendant s’identifier à l’œuvre comme le fait Silicon Knights dans le jeu Eternal Darkness : Sanity’s Requiem.

Donner au joueur l’impression d’être une créature insignifiante qui reste engagée dans une attitude exploratrice suffit-elle pour témoigner d’une origine lovecraftienne ? Eternal Darkness choisit une équivalence plus pratique, un jeu qui propose aux joueurs une « jouabilité lovecraftienne ». Cette idée serait un mode d’interaction qui s’appuierait sur une conception réduite du joueur et son incapacité à comprendre le monde dans lequel il se déplace, ou dans lequel ses actions n’auraient aucune influence sur le reste du jeu. Pourtant ce changement ressemble si peu à l’univers lovecraftien qu’il ne peut prétendre avoir une similitude avec Cthulhu.

       Si des réécritures sont possibles, en changeant cette œuvre dans la langue du jeu vidéo, les « éléments horrifiants fondamentaux » ne suffiront pas. Prendre appui sur les combinaisons de jeu favorables au genre de l’horreur ne suffira pas non plus. Une manière d’étudier la transposition de la légende de Cthulhu proposée dans Sunless Sea peut consister à comparer le récit du jeu et celui de Lovecraft.

IV. Lovecraft mis en monde. Le jeu comme dialogue entre le navigateur et la carte

       Le jeu vidéo raconte une histoire pour jouer grâce à des éléments dynamiques. Il s’appuie sur les éléments du mythe. Une force réciproque existe entre le joueur et le jeu. L’histoire de Cthulhu en jeu consiste à préparer différents niveaux à franchir, à enchaîner des actions et des rebondissements. La couleur et l’ambiance dans le jeu Sunless Sea rappellent Lovecraft. Cette animation du jeu vidéo révèle la programmation d’un texte électronique : le jeu est contrôlé par le joueur en fonction des propositions du jeu. Il ne faut pas négliger les détails considérables du jeu : il a un lien avec l’histoire de Lovecraft. La mise en forme du jeu rend possible la comparaison avec l’histoire du mythe de Cthulhu.

V. « Au milieu des noirs océans de l’infini ». Cartographie de l’angoisse

       H.P. Lovecraft a manifesté son intérêt pour l’architecture, et aussi pour le pouvoir symbolique de ses décors. Pour les critiques de l’auteur, son œuvre s’appuie sur une architecture de l’horreur. Le récit lovecraftien, comme le nouveau design de Sunless Sea qui évoque des constructions monstrueuses d’un autre monde, est construit de façon à évoluer parmi celles-ci, et permet par « éclairages successifs » de raconter une histoire. L’idée de l’atrocité lovecraftienne relie le lecteur et le personnage : chacun progresse à son rythme en découvrant des lieux nouveaux et des actions. Les joueurs évoluent dans une partie de cet univers fictif. Le héros de Lovecraft comme le joueur sont amenés par l’écrivain à faire face à une forme d’horreur active. Elle n’est pas un des principes du récit, mais elle cadre bien avec les mouvements d’un agent dans un espace donné.

       Dans beaucoup de jeux, le cadre divertissant est un espace de jeu dont le personnage doit prendre la maîtrise. A l’opposé, dans Sunless Sea, la reconnaissance des lieux inhospitaliers est onéreuse pour le joueur. La maîtrise de l’espace ou le mouvement dans le jeu permet d’avancer dans le jeu et montre aussi l’avancement dans le jeu. C’est également le cas dans les jeux de tactique, de tir, de course, ou de casse-tête. Les univers vidéoludiques font souvent de leurs terrains de jeu des zones de combats où s’étendent des pouvoirs, où des richesses sont exploitées. Une organisation de jeu ne se résume pas à son cadre spatial : celui-ci peut proposer au joueur certains mouvements en lien avec le jeu, l’informer sur des actions possibles ou indiquer une atmosphère favorable à certaines attitudes.

       D’abord, la connaissance du monde du jeu est faite par une série d’affichages destinés à informer le joueur sur son évolution dans le jeu vidéo. Dans Sunlees Sea, les jauges nécessitent la surveillance du joueur, parce qu’il doit adapter sa stratégie pour qu’elles ne s’épuisent ou ne se remplissent pas totalement. Sunless Sea, comme les autres jeux qui inspirent de l’angoisse, repose sur une habitude de gestion de ses réserves par le joueur, ce qui est une complication pour lui.

       La position du joueur sur la mer est représentée par un petit bateau au centre de l’écran, comme écrasé par l’univers par lequel il progresse. Aucune carte de l’overworld n’est disponible jusqu’à ce que les différentes zones soient visitées : cela oblige le personnage à évoluer en traversant l’inconnu. Le parcours dans la mer du jeu vidéo se fait grâce à une cartographie qui peut la rendre accessible mais aussi plus angoissante. C’est à partir de cet espace que le joueur prend la place du conteur et progresse dans le jeu. Les autres jeux proposent des mers très peuplées, Sunlees Sea expose un ensemble d’un vide frappant. Les idées de l’action laissent place à l’idée de la rencontre. Le joueur lui-même analyse le monde où il évolue à la recherche d’une direction.

       Après son aventure, lorsque le joueur croise enfin quelque chose, les codes de représentation sont ceux de la carte maritime et des journaux de bord. La marche du temps est rythmée par l’arrivée répétitive de dates dans un carnet de route situé en bas de l’écran, complétées par des relevés et des observations sur le monde autour du joueur. L’information est médiocre et le joueur doit décider de la suite de son aventure dans un état constant de crise. Les différentes sources d’informations sur la situation du joueur clarifient sa relation au monde.

       Bien que cachés et indéchiffrables, le temps et l’espace d’habitation font l’objet d’un décompte, de calculs, dans l’œuvre littéraire de Lovecraft. Dans le jeu, ils permettent au joueur de décider d’une stratégie afin de poursuivre sa progression. Les conditions de ce parcours ne reposent pas sur une horreur vive et superficielle, mais bien davantage sur une angoisse, causé dans le jeu comme dans l’œuvre par le même élément.

       Le monde du jeu est montré comme au travers d’un écran, et constitue une vue du monde normalisée. Cette vision pourrait être celle des héros lovecraftiens qui progressent dans un univers qu’ils tentent de déchiffrer pour le rendre moins hostile. Les différents êtres qui peuplent le jeu ne se montrent pas forcément plus compréhensibles une fois rencontrés. L’habitude des noms curieux ou monstrueux pour les noms d’îles, de créatures, de machines, de personnages, rappelle le nom des monstres de Lovecraft.

       L’un des éléments les plus caractéristiques de ce monde mystérieux se retrouve aussi dans la manière dont le paysage est conçu par ce programme. À chaque nouvelle partie, le lieu des différentes îles est changé par la partie suivante : d’une partie à l’autre, chaque île se trouve toujours dans une certaine région de la carte, mais placée autrement. Cet agencement de l’univers du jeu et les éléments de la conception de cet espace sont réalisés, concrétisés, par l’action d’un joueur qui fait un parcours.

       Le procédé est ancien, et certains jeux ont fait leur succès du contrôle de l’aléatoire. Toutefois, ces éléments de jeu n’ont pas la même signification selon les données mobilisées par le joueur. Ce procédé est la garantie d’un retour des scènes de combats, une promesse de challenge qui s’offre de manière continue au joueur. Dans un jeu d’exploration fortement narratif, il est davantage équivalent de danger, de progrès périodique ou d’hésitation.

       Le procédé de changement qui se rapproche le plus de la légende de Cthulhu est dans le rapport de Lovecraft à l’architecture et à son pouvoir significatif. Sunless Sea se comprend comme un système qui affiche « une narration algorithmique » c’est-à-dire « un système qui se caractérise par un ensemble de règles [préconçues] et la possibilité d’y introduire des [changements] ». La structure par niveau contient les dispositifs divertissants qui permettront au joueur de produire les événements qui établiront l’histoire. Le joueur ne découvre donc pas uniquement des aventures préconçues mais il les forme directement : il est en même temps celui qui parcourt un monde imaginaire et celui qui produit un récit de ce monde.

VI. « L’unification des connaissances dissociées »

       Sunless Sea est un jeu qui se développe dans le monde de la recherche, de l’échange et du commerce. Les morceaux d’histoire découverts par le joueur sont vendables dans le jeu. Le joueur parcourt des terres, récolte des rapports pour les revendre. Le joueur s’implique en partie sur un plan tactique et encadre la disponibilité ou l’épuisement de ses ressources. Tous les choix offerts au joueur ne sont pas exposés. C’est au joueur de soupçonner parfois l’importance des choix. Observer que les éléments soient emboîtés les uns avec les autres lui permet de jouer. Le joueur a plusieurs missions à accomplir ce qui engendre des tensions narratives.

       Le jeu crée une expérience narrative singulière en alternant la navigation maritime avec des sessions de navigation dans des hypertextes. Une part de l’exploration du monde s’effectue au moyen d’un livre de bord, sorte d’interface par laquelle le joueur peut suivre sa progression, obtenir des items et des ressources pour la suite. Ce livre remplit à tour de rôle celui de journal et de tableau de bord permettant de réunir des informations et des données sur la session de jeu. C’est grâce à cela que s’effectue une progression narrative hypertextuelle. Le jeu Sunless Sea offre une pratique ludique et narrative. Toutes les îles ou parties visitées proposent au joueur une occasion d’explorer. Le joueur à cet instant fera face à des choix narratifs. Cela demande au joueur une gestion importante de ses ressources, entre manques et gains de substances utiles. Pourtant, cette permission narrative sollicite le joueur : il doit penser comme un acteur en plein parcours et pas seulement choisir une tactique pour entrer en jeu. Ces prévisions narratives construites sur le cheminement du joueur réunissent un peu Sunless Sea et les « livres dont on est un héros ».

       Le joueur ne décide pas seul du parcours narratif : un auteur limite les possibilités pour ensuite faire intervenir le joueur. Mais l’auteur ne décide pas de l’ordre d’apparition des éléments du jeu, tout comme le concepteur du jeu ne contrôle pas la partie. Le joueur peut mener des stratégies. C’est le déséquilibre entre ce qui est prévu par l’auteur-concepteur et ce que le joueur choisit qui créé le jeu. Dans Sunless Sea il n’y a pas qu’un seul schéma narratif : le récit progresse avec l’avancée du joueur selon s’il gagne ou perde la mission, et c’est comme cela que les évènements se succèdent les uns après les autres. Le jeu met en scène des possibilités d’actions. Le navire avance sur la mer avec lenteur, ce qui fait retarder l’expédition. Il faut prendre en compte plein de choses qui peuvent mettre en péril la mission, sans pouvoir recommencer la quête si on ne réussit pas. Si le joueur perd, il a la possibilité de commencer une nouvelle partie, avec certains profits. Le joueur, comme le héros de L’appel de Cthulhu reçoit une quête qu’il devra éclaircir, laissée par d’autres qui ont échoué avant lui. Le jeu offre au joueur un objectif au commencement de sa quête et aménage sa partie. Les objectifs sont clairs : c’est le joueur lui-même qui choisit ses quêtes. Il a la possibilité de suivre les pas du dernier joueur. Sunless Sea ressemble un peu à un mythe. Le principe du jeu repose sur le principe de l’enquête. Les tentatives s’enchaînent et les parties aussi.

       Pour faire apparaître des récits, tout est géré par des règles « lovecraftiennes », dans un monde terrible qui survit au protagoniste. Du fait de la génération procédurale de la carte, les efforts d’un joueur consciencieux qui aurait cartographié le monde qu’il a parcouru lors de sa précédente partie se retrouve presque réduit à rien. C’est un nouvel élément qui rattache Sunless Sea à la famille des cybertextes : le parcours du joueur peut être couronné de succès ou donner lieu à un échec. Cette nouvelle unité (celle du joueur) ne détruit pas toute forme d’unité (celle du jeu).

       Les histoires d’horreur, de voyage et d’enquête sont au centre des moteurs du jeu. La monnaie d’échange motive les joueurs pour qu’ils effectuent leurs nouvelles aventures. Réussir la quête ici dépend de l’attention aux histoires du jeu. Leur étude, leur récolte, permet d’en comprendre le sens et de s’appuyer sur elles pour avancer dans le jeu.

VII. Du monde ludique au monde narratif

       La source première d’un jeu réside dans son appartenance générique : une œuvre originale est un ensemble d’éléments correspondants à une orientation générale par rapport au jeu. Ce dernier doit être compris essentiellement à travers sa capacité à jouer, laquelle s’inscrit dans le genre relatif aux jeux vidéos. Les jeux vidéos fonctionnent selon un régime d’arrangement compliqués. Ils peuvent eux-mêmes admettre plusieurs formes médiatiques telles que le son, l’image animée, le texte. L’originalité est dans une composition de règles variables et de contenus média qui forment une structure compliquée. Chacune des sources de Sunless Sea peut former à elle seule un accord concluant avec le mythe, mais ensemble elles assurent le matériau rassemblé pour construire un monde de jeu qui, lui, peut être lu par son ascendance avec le mythe de Cthulhu.

       L’une des spécificité du jeu vidéo Sunless Sea est qu’il contient des règles de plusieurs types. Ainsi, les mécanismes des jeux de rôles classiques contiennent des quêtes, la liberté d’exploration et des compétences à améliorer. Cela pousse les joueurs à la découverte et l’observation. Alors que les éléments de rogue-like (sous-genre de jeu vidéo de rôles) punissent les joueurs de leurs erreurs. Le « genre Lovecraftien » peut introduire ce jeu ; ce n’est pas une catégorie enrichissante reposant sur un ensemble de mécaniques définies, mais plutôt un ensemble formé de plusieurs éléments qui portent la trace de ses successions et de ses influences.

       Inscrire un jeu dans la lignée d’un type de jeu vidéo consiste souvent à chercher dans ce jeu une continuité en termes de mécanique de jeu. Cependant, ce sont les jeux eux-mêmes qui participent à la définition des genres. De même, inscrire un jeu dans le prolongement d’une œuvre littéraire fournit des consignes pour élaborer le cadre du jeu. Mais si un jeu s’appuie seulement sur les genres littéraires, alors il risque de faire de l’œuvre originelle un prétexte pour recréer des jeux fondés sur une famille de mécanique d’épreuves. C’est pour cela qu’on peut noter que le comportement de la terreur cosmique s’oppose à l’art de bien parler habituel dans les jeux de tirs et de survie. Les jeux qui aboutissent à de bons résultats en tant qu’adaptation de Lovecraft semblent être ceux qui parviennent à maintenir un équilibre entre le contenu et les ambiances chez Lovecraft.

       Un jeu vidéo doit laisser la priorité au joueur. Il doit se délivrer du poids d’une sollicitation pressante relatif à l’auteur. Si le récit est littéralement installé et que le joueur ne fait que la dérouler, il n’y a plus de jeu. De même, recopier un monde créatif très hostile qui constitue un système empêcherait toute interaction. Un joueur qui serait fréquemment frappé de peur devant la terreur découverte rendrait le jeu injouable. Il en est de même pour un univers de fiction qui serait parfaitement indifférent à la présence du joueur ou qui lui serait inaccessible. Pour mettre en scène un monde lovecraftien qui laisse la place au joueur, le concept qui semble pertinent pour penser à cette mise en monde est donc la littérature électronique ou cybertexte.

       Un jeu c’est la construction d’un texte, un assemblage d’éléments qui a du sens, et qui fait du joueur « l’auteur du récit dans le jeu », du moins l’une des forces qui va occuper le rôle de la personne qui raconte. Il s’agit donc de faire dépendre l’apparition des récits du jeu aux interventions du joueur. Aarseth le résume ainsi : « je veux que ce texte raconte mon histoire, l’histoire qui ne pourrait pas être sans moi ». Le cybertexte est défini ainsi par Espen Aaerseth : « il est un univers de jeu […] il est possible de l’explorer, de s’y perdre et découvrir des passages secrets dans ces textes, non de manières métaphorique, mais grâce aux structures mathématiques de la machine textuelle ». Il remarque aussi que la forme du jeu vidéo est dépendante des questions d’organisation spatiale : les lois physiques et sociales qui administrent l’espace (réel ou irréel) sont détournées, remplacées par les règles du jeu.

       Une transformation d’œuvre littéraires en jeu vidéo doit alors prendre la forme d’un ensemble de pratiques organisées en fonction d’un but pour proposer au joueur une action concrète. Pour que la cartographie du monde de terreur cosmique de Lovecraft fonctionne, il faut penser à la capacité d’agir librement et à la curiosité du héros-joueur qui doit évoluer dans le jeu, Cette faculté de juger ses propres actes selon son désir d’évoluer dans un univers, d’élaborer une histoire, est l’un des points forts de l’adaptation de Lovecraft dans le jeu vidéo d’aventure.

       Le scénario programmé pour Sunless Sea met en place plusieurs dispositifs : l’existence d’éléments aléatoires contrôlés fait abandonner l’idée d’un calcul stratégique. Pour maintenir une attitude amusante, il est nécessaire de créer une situation dans laquelle le joueur doit décider dans l’incertitude en dehors de toute « contrainte absolue ». Finalement, la personne qui raconte les éléments et qui joue en même temps à Sunless Sea reproduit quasiment le héros de Lovecraft par sa curiosité et pas seulement par sa possibilité à voir passivement. Lors d’un problème pour plusieurs éléments du jeu, comme pour un infini d’informations sur la partie, le joueur est la solution. L’œuvre de Lovecraft sert donc au progrès d’une structure divertissante grâce à l’accord du joueur.

VIII. Conclusion

La difficulté à remettre un jeu dans la continuité d’une œuvre littéraire nous a conduit à comprendre que les remédiations du mythe de Cthulhu pouvaient s’accomplir soit de manière exagérée littérale, soit au contraire en ne s’appuyant que sur des mécaniques et des conventions de genre vidéoludiques.

       La formation par le jeu permet de replacer un jeu vidéo dans le prolongement d’une œuvre littéraire en contournant ces obstacles, c’est-à-dire en évitant les éléments ennuyants de l’œuvre. Un jeu peut inclure des composantes (objets, personnages, lieux) qui proviennent d’œuvres littéraires. Ce monde divertissant s’appuie sur des règles qui ne sont pas forcément précises, mais sont nécessaires au développement de l’histoire. Chaque donnée visuelle, chaque dispositif de narration ou chaque nom propre a pour but d’instruire sur les règles qui dirigent l’univers dans lequel elles se trouvent.

       Sunless Sea peut être considéré comme une traduction de la mythologie de Cthulhu : il s’agit d’un univers fictif collectif, développé par plusieurs auteurs et basé sur le travail de l’auteur Howard Philips Lovecraft, et joué du point de vue narratif par un personnage mis en rapprochement avec le joueur. Ce récit divertissant amène à la création d’un espace virtuel, par imitation du mouvement du lecteur dans l’espace travaillé dans le jeu. Ce jeu propose une expérience de récit à choix qui modifie le cours de l’histoire, et des niveaux aux ambiances différentes. Sunless Sea se révèle comme une méthode pour engager les joueurs grâce à son concept de niveau.

       L’histoire en tant que telle est virtuelle et hypothétique : elle n’existe pas avant que le joueur n’ait mis à jour l’une des issues possibles de cette histoire, qui dépend de son expérience de jeu.

       Deux causes sont possibles pour clôturer une expérience de jeu : tout d’abord la mort (qui va être rencontrée fréquemment lors de l’aventure du joueur, et qui a pour effet un retour au port de départ et une perte d’informations comme l’emplacement des îles par exemple), et la réussite de la partie.

       C’est donc comme ça que l’interprétation récréative par le jeu vidéo d’une œuvre littéraire peut se comprendre. Sunless Sea évolue en un texte ludique et narratif, une organisation évidente d’actualisation du récit en harmonisant la présence d’un auteur, et en prévoyant des éléments supplémentaires en plus des règles régissant leur arrivée et leur forme avec celle du joueur.

       Si le mythe de Cthulhu est vu comme une copie de la manière de voir le monde de Lovecraft, on s’aperçoit qu’un récit littéraire est bel et bien une méthode pour une réelle création, fixe et assez durable, et ainsi en donner l’accès au lecteur. Ludoformer, c’est peut-être essayer de réaliser un chemin inverse. Lovecraft fonde des règles laissées à l’appréciation de ses continuateurs : auteurs, concepteurs, lecteurs ou joueurs.

       Les données de la conception du jeu font écho à celles de H. P. Lovecraft ; celui-ci expose au lecteur un univers dans lequel le langage qu’il croit connaître ne suffit pas pour construire du sens. Dérouler une narration consiste à jouer pour le joueur. L’auteur du jeu écrit pour construire et programmer auparavant une machine à produire des mondes possibles selon les choix opérés par le joueur qui devient, comme on l’a déjà souligné, le co-narrateur de ce récit.

Ont participé au travail d’écriture de cet article, en collaboration avec Ambre Salis, doctorante en écologie (par ordre alphabétique): Nachirati ALI ; Wizad ATTOUMANI ; Yasmine BACAR AHAMADI ; Rania BEN SAAD ; David BILLARD ; Rayan BONNET ; Inès BORGES ; Yasser BOUAZZA ; Rahamatou CHAKA ; Clara DAGANAUD ; Nassim DAOUDI ; Maëlys FAUCONNET CAMIER ; Tania GABOR ; Sarah GABOROVA ; Nahyla GAID ; Mabawa GASSAMA ; Jean GATIGNOL ; Rifda KUMAR ; Léna LAGRUE ; Najah MARIAM JAMA ; Alicia MARJOLIN ; Nina MARSAUDON ; Mario MIRICA ; Abdou NDIAYE ; Mah SAMBA MIAKA ; Manolya SIMSEK ; Iazadi VELOU ; Dylan VINCENT ; Hélène ZEAComment citer cet article : Julien Bazile et la 2nde Bac Pro GTAL du lycée professionnel de la mode et des services (Angoulême (FR)), Traduire une oeuvre littéraire en jeu vidéo : L’Appel de Cthulhu (1928) et Sunless Sea (2015), Journal DECODER, (2023-01-27)