Crottes et manchots, une affaire de physique ?

Crottes et manchots, une affaire de physique ?

(CC BY-NC-ND 2.0, https://www.flickr.com/photos/106363884@N04/10454754915/in/photostream/)

Ah la question des toilettes, vaste sujet qui nous taraude au quotidien… Moments des plus intimes permettant d’excréter les déchets organiques du métabolisme, ils peuvent aussi être angoissants si les conditions ne sont pas propices à ces petits instants du quotidien. Et bien il en va de même pour nos amis manchots des hautes latitudes antarctiques pour lesquels la défécation nécessite des adaptations anatomiques particulières afin d’optimiser ce besoin vital.

Deux articles, l’un de Meyer-Rochow et al. « Pression produites quand les manchots font caca – calculs sur la défécation aviaire » (« Pressure produced when penguins pooh – calculations on avian defaecation ») publié en 2003 dans Polar biology et l’autre de Tajima et al. « Trajectoire des projectiles de fèces de manchot et pression rectale revisitée » (« Projectile trajectory of penguin’s faeces and rectal pressure revisited ») publié en 2020 comme pré-print (donc non relu par d’autres chercheurs) sur le site arXiv (Meyer-Rochow & Gal, 2003; Tajima & Fujisawa, 2020) nous permettent aujourd’hui d’y voir plus clair.

La première question qui nous vient à l’esprit à tous et toutes est certainement « Pourquoi ? » ou « doit-on vraiment passer du temps sur cette question ? ». Les deux articles proposent différentes motivations, la première en ces termes chez Meyer-Rochow & Gal (2003) : « qui a déjà vu un manchot envoyé un « tir » s’est déjà demandé quelle pression était générée ». Il est donc ici question de satisfaire la curiosité du chaland naturaliste de cette zone du monde qu’est l’Antarctique, certes de plus en plus touristique mais nous l’admettrons, à la fréquentation relativement restreinte. C’est donc purement par avidité de connaissances désintéressées que les auteurs s’attaquent à cette problématique, la science pour le science ! Le problème est d’autant plus technique que les espèces considérées étant protégées (Pygoscelis antarctica Forster, 1781 et Pygocelis adeliae Hombron & Jacquinot, 1841, manchot à jugulaire et Adélie, respectivement), il est interdit, sauf permis spécial, d’approcher les individus à moins de 5m, rendant les mesures compliquées (mais cela évite aussi d’imaginer un système de mesure un peu trop intrusif et indiscret « aux yeux » des manchots…). La deuxième raison concerne plutôt les éleveurs, ce « bombardement » peut nuire à l’environnement d’élevage comme les aquariums. Connaitre alors où peuvent terminer les fèces améliorerait les modes d’élevage afin de satisfaire les animaux, comme les éleveurs qui éviteraient quelques déconvenues. Enfin, les auteurs soulignent l’intérêt de leurs travaux à destination des enseignants : les calculs font appels à des notions relativement simples de physique des forces et peuvent constituer un cadre original et amusant pour aborder ces notions auprès des élèves et des étudiant·e·s.

Rentrons maintenant dans le vif du sujet : pour se soulager un manchot ne quitte pas son nid (d’où l’intérêt de ne pas faire ça n’importe comment !), il monte sur son rebord, se retourne, se penche en avant, lève sa queue et expulse (tout un art…). La crotte, d’une largeur 1 cm à peu près, peut alors atterrir jusqu’à 40 cm ± 12 de l’oiseau mais aussi à quelques cm de lui. Excréter à 40 cm (considérant un manchot de 40 cm de hauteur) revient, pour un humain d’1m70 à déféquer à 1m70 de distance ! Ceci n’est pas une mince affaire car il semblerait qu’il faille 9.1h aux manchots pour excréter 50% de la matière fécal si le régime est plutôt à base de poisson (crotte plutôt blanche) à 14.5h pour un régime plutôt à base de krill (nom générique des petits crustacées des eaux froides, crotte plutôt rosée).

Figure 1 : Position d’un manchot pendant la défécation selon Meyer-Rochow et al. (2003) et les paramètres physiques utilisés pour calculer la pression rectale nécessaire pour expulser la matière fécale à une distance de 40cm.

Les chercheurs ont alors considéré différents paramètres sur la position, taille, angle relatifs entre le protagoniste et sa « production » en en fixant certains pour les commodités de la démonstration, comme en témoignent les figures 1, 2 et 3. Différents scénarii sont aussi proposés, considérant différents niveaux de viscosité des fluides (autrement dit des crottes !). Les deux articles détaillent ensuite les différentes équations utilisées que nous vous laissons le soin d’étudier si vous le souhaitez. Le premier article (Meyer-Rochow & Gal, 2003) arrive à la conclusion que les manchots exercent une pression de 10 kPa à 60 kPa pour déféquer : la pression est maximale au début du processus et chute rapidement induisant donc une crotte plutôt en forme de traînée que de « bouse ». Cette conclusion n’est valable qu’en condition aérienne, sous l’eau d’autres paramètres sont à considérer. Dans les deux conditions, plus petit est le cloaque (orifice présent entre autres chez les oiseaux permettant la ponte, les fonctions excrétrices et la reproduction), plus forte est la pression exercée. Cette estimation pourrait être améliorée en considérant les évènements péristaltiques (contractions musculaires permettant le déplacement du contenu d’un organe creux) de l’intestin (et les paramètres et mécanismes non Newtoniens associés), pour l’instant méconnus.

Une telle pression peut aider les manchots à limiter le temps passé à nettoyer leurs plumes. Ils pourraient augmenter la distance de projection encore plus loin avec un angle de jet à 45° mais l’anatomie des manchots ne le permet pas. De plus, d’après les observations de terrain, il semble que les crottes se situent en tout cas tout autour du nid, sans direction préférentielle. Une question reste alors en suspens, les manchots choisissent-ils délibérément de faire leurs besoins dans toutes les directions ou est-ce juste dépendant de la direction du vent. Pour répondre à cela et compléter notre compréhension de cette tranche de vie des manchots, les chercheurs proposent de nouvelles expéditions en Antarctique…

Cela aurait pu conclure cette article mais Tajima & Fujisawa (2020) ont en fait proposé des améliorations à l’article de Meyer-Rochow & Gal (2003) soulignant tout l’intérêt scientifique porté à la question ! En effet, là ou l’étude de 2003 considérait uniquement la distance horizontale de la crotte avec le manchot, cette nouvelle étude de 2020 considère plutôt la trajectoire du projectile, plus longue que la distance horizontale préalablement utilisée (Figure 2 gauche). De plus, une meilleure estimation de la contribution mécanique du fluide non visqueux et une correction de la viscosité dans l’estomac et dans l’air ont été appliquées (Figure 2 droite), en utilisant le théorème de Bernoulli (conservation de l’énergie dans certaines conditions d’écoulement) et l’équation de Hagen-Poiseuille (décrit l’écoulement laminaire d’un fluide visqueux dans un cylindre), rien que ça !

Figure 2 (gauche): configuration pour un manchot essayant de déféquer vers l’arrière selon Tajima et al. (2020). Un manchot se tient debout à une hauteur h du sol. Les chercheurs ont paramétrisé l’angle d’éjection θ avec une vitesse initiale ν=(νOxOy). Ils estiment la distance d à laquelle arrive le fèces depuis l’origine O. (droite) : prise en compte des évènement stomacaux selon Tajima et al. (2020). Les chercheurs considèrent que les fèces sont préparés dans un conteneur cylindrique fictif de rayon R. La profondeur z est estimée grâce au volume de fluide V expulsé. La pression dans l’estomac est donnée par P = P0+Pt où P0 = 1013hPa et Pt est la pression atmosphérique et rectale, respectivement.

Résultat, il semblerait que la pression nécessaire soit en fait 1.4 fois plus forte que l’étude précédente. Comme l’étude de 2003, les chercheurs précisent toutefois que la viscosité, modélisée dans l’étude, est importante à préciser, d’autant que le tube cloacal mélange fèces et urines. Décidemment, encore des questions pour les années futures ! Ces nouveaux calculs et résultats sont d’autant plus étonnants si on les rapporte à notre anatomie humaine : considérant des fèces aussi liquides que ceux des manchots (correspondant à un mal de ventre non négligeable…) et une pression rectale comparable à hauteur de hanche de 0.85m (correspondant approximativement à la hauteur des jambes), nous évacuerions nos excréments à 3.13m, soit bien plus loin que l’estimation donné au début de votre lecture !!

Remerciements : Un grand merci à Yann Voituron, professeur à l’université Claude Bernard Lyon 1 et collaborateurs DECODER pour nous avoir suggérer ces articles pour cette section « Décalés ».

Référence :

Meyer-Rochow, V. B., & Gal, J. (2003). Pressures produced when penguins pooh—Calculations on avian defaecation. Polar Biology, 27(1), 56‑58. https://doi.org/10.1007/s00300-003-0563-3

Tajima, H., & Fujisawa, F. (2020). Projectile trajectory of Penguin’s faeces and rectal pressure revisited. arXiv preprint arXiv:2007.00926.